Voilà une nouvelle qu'elle est bonne !
Je tenais également à vous faire partager un petit texte paru dans "Le Journal du Golf" de novembre 2008.
21 juillet 1979
Très fort, même. Tu viens de t’extraire de la masse compacte des spectateurs qui, comme à l’accoutumée, ont envahi le fairway. Tu rejoins le dix-huitième green qui fait face au vieux club-house en briques rouges. Tu salues du putter le public massé dans le grandstand. Mais tu ne le regardes pas. Pas plus que tu ne vois Hale Irwin, ton partenaire, agiter son mouchoir en signe de reddition. Non, tout ce que tu vois, c’est ton nom à toi, en lettres noires, au sommet du grand panneau de scores jaune.
« Dios Mio, je ne rêve pas !»
Non, tu ne rêves pas, fils.
Deux coups de retard au départ de ce dernier parcours, trois coups d’avance à l’arrivée. Sans voir un fairway de toute la journée (« Where is my ball ? », c’est à peu près tout ce tu as dû demander à ton caddie Dave Musgrove durant la semaine), on peut même dire que tu leur a mis une sacrée pilule aux Yankees, à Ben Crenshaw, à Hale Irwin, et même à Jack Nicklaus, qui n’est plus tout à fait le Jack des grandes années, certes, mais qui reste Jack quand même, el mas grande campeon.
Sacrée pilule, oui. A tel point que le graveur du Royal & Ancient de Saint Andrews n’attend pas ton dernier putt pour commencer son boulot. C’est qu’il a du pain sur la planche, le graveur ! Vingt lettres à ciseler sur le socle de la claret jug. Sûr qu’il aurait préféré voir Tom Kite ou Isao Aoki le gagner cet Open…
Et les bookmakers londoniens, la tête qu’ils doivent faire ! Le jeudi soir, à l’issue du deuxième tour où, dans un vent à décorner les boeufs, tu as signé la meilleure carte de la semaine (65) et un dernier tiers de parcours ahurissant, ils ont bien descendu un peu ta cote. Mais de là à imaginer ta victoire…
Trop imprécis au drive, bien trop fougueux, Lytham allait forcément finir par te faire perdre ton latin, comme Birkdale trois ans plus tôt : voilà ce qu’on pensait de toi dans les officines des books. Voilà sans doute aussi ce que l’on pensait de toi autour des stands de fish and chips, et dans la confortable tente du Royal & Ancient, où des gentlemen très comme il faut, aux blazers aussi night blue que ton pull, sirotent leurs single malts, et même dans l’immense salle de presse de l’Open…
Ah ça, il faut dire que tu les a bien fait bien rigoler les journalistes avec ta conception incroyablement simple du jeu : « Si je fais le par sur trou, c’est que j’ai exécuté un coup de trop ! »
Entendez-vous ça ! Arrogant jeune homme, va !
Dans le press office aujourd’hui, ça va sûrement te faire plaisir, ça la ramène beaucoup moins. Là aussi, on n’a pas attendu ton dernier putt pour entendre le crépitement des machines à écrire. Toi, tu t’égares dans tous les roughs, les newsmen eux, se perdent en superlatifs…
Crois tu qu’ils comprennent les gars du Times, de l’Observer, du Daily Telegraph qu’ils viennent d’en prendre pour dix ans ?
Au fait, combien de fois leur as-tu répété que tant qu’il y avait un swing, il y avait de la vie ? Un coup. Pour la vie et pour le birdie. Ah ça, le coup du parking, c’est pas demain la veille qu’ils vont l’oublier, les Inglesa, tu peux me croire (Allez, on est entre nous, tu peux me le dire : tu l’as vraiment fait exprès de driver sur ce parking au départ du 16 ?).
Eh oui, tes balles égarées retrouvent maintenant toujours le plus court chemin vers le trou. Toujours. Et ça, c’est la grande différence entre Birkdale et Lytham.
Bien sûr, il y en a eu quelques-uns pour remarquer que tu étais trempé d’un autre métal qu’il y a trois ans, quand tu t’étais fait dérouiller (si, si, reconnais-le, tu avais pris une dérouillée…) par le beau Johnny Miller à Birkdale. « Spaghetti Vicenzo », lui par exemple, il a bien vu que tu avais changé. Toujours niño prodigio, le pibe, mais moins candide, il a pensé le grand Roberto. Plus dense. Plus ombrageux aussi.
Pour la forme, « Spaghetti », il a tout de même essayé, avant le tournoi, de te mettre en garde contre ces roughs de muerte et les pot-bunkers sépulcraux. Mais il a vite compris que c’était comme de pisser dans un violon. Non, tu ne lui a pas manqué de respect à Roberto. Tu n’es pas du genre à manquer de respect à tes maîtres. D’ailleurs, ton western, « Spaghetti » il me charge de te dire qu’il l’avait bien aimé…
« And now on the tee, coming from Pedrena, Spain, the new Open Champion... » C’est de cette manière que l’on va te présenter désormais. Et ça, ça t’importe bien plus que le chèque de quinze mille livres sterling que tu vas recevoir pour ta victoire et les matelas de dollares qui ne t’empêcheront pas de rêver, on peut te faire confiance. Oui, ces quinze mille livres, tu t’en fiches à peu près autant que les roughs de muerte et les pot-bunkers sépulcraux de Lytham. Et presque autant que de ton premier fer 3. Oui, je sais que ce n’est pas vrai. Le vieux fer 3 rouillé que ton grand frère Manolo t’a
coupé et t’a donné, tu ne t’en fiches pas. C’est même le plus beau cadeau qu’on t’ait jamais fait. Combien en as-tu tapé des pelotas sur la plage de Pedrena, ton practice à toi, avec le vieux fer 3 rouillé ? J’espère que tu leur a expliqué aux newsmen que pour un gamin comme toi, le golf de Pedrena, c’était strictement prohibido ? Que tu t’y faufilais en douce la nuit venue ? Que tu t’entraînais seul, des heures durant, sur le putting-green, à l’aveugle.
Aujourd’hui, tu ne va pas l’entendre le « cloccloccloc » de la balle dans le trou sur le dix-huitième green. L’explosion du grandstand va t’en empêcher. Le grandstand, Baldomero, Vicente et Manuel, ils en dévalent déjà les marches quatre à quatre. Tu les vois tes frères ? Oui, ça y est, tu les a vu.
Bientôt, une flaque de larmes va noyer le collier du dix-huitième green du Royal Lytham. Heureusement qu’un arbitre en blazer night blue (c’est fou le nombre de gentlemen qui portent des blazers night blue à l’Open, tu l’as remarqué toi aussi ?) vient mettre fin à vos accolades.
« Recording, please ! »
C’est que, vois-tu, le noble et ancien jeu restera toujours plus grand que le plus grand des joueurs. Oui, je sais que tu le sais...
Au fait, il en est où le graveur du Royal and Ancient ? Il ne lui reste plus que le R, le O et le S de ton nom à tailler sur le socle de la vieille coupe. Après cela, il ira boire une pinte de lager, le graveur, il l’aura bien mérité. Et peut-être même s’enfiler un fish and chips. Et peut être même, pour faire glisser tout ça, un single malt aussi doré que le sable de la plage de Pedrena quand le soleil se couche. Avec un vieux crocodile au blazer night blue.
Et maintenant, la remise des prix. Puis les photos avec la claret jug. Derrière toi, des bobbies - peut-être ceux qui t’ont aidé, une demi-heure plus tôt, à t’extirper de la foule sur le dix-huitième fairway – qui sourient. Toi aussi, tu esquisses un sourire. Mais ce que l’on voit surtout sur les photos, c’est que tu es fier. Incroyablement fier. D’abord, tu tiens l’aiguière du bout des doigts. Tu vérifies que ton prénom et ton nom à rallonge figurent bien dessus. Vraiment, tu as une allure folle dans ton pull azul oscuro. Il me semble que tu bombes un peu le torse, non ? Et, ton coeur, j’en suis sûr, il cogne toujours aussi fort contre la claret jug.
Te voilà champion golfer of the year, fils. A 22 ans. Pardon, 22 ans et trois mois. Et dire que tu as toute la vie devant toi pour en gagner plein d’autres des British.
Tu m’entends ? La vie devant toi…
Moi je dis: respect et chapeau bas M. Ballesteros...
